George Clooney a rencontré Rose Valland. Durant toute l’Occupation nazie, cette attachée de conservation au musée du Jeu de Paume, née en Isère, va permettre le sauvetage de dizaines de milliers d’œuvres d’art. Cate Blanchett incarne le personnage à l’écran dans un film, Monument Men, en salles en mars 2014 et réalisé par ledit Clooney.
Par Jean Guibal, conservateur en chef du patrimoine, directeur du Musée dauphinois et directeur éditorial de L’Alpe.
Difficile d’accéder au statut d’héroïne ! La Résistance au nazisme en a accepté quelques-unes dans son panthéon, mais Rose Valland aura dû attendre que son personnage soit interprété par une star pour que son rôle soit enfin reconnu, cette fois au niveau mondial et pas seulement en Isère. La frêle dame noire aux lunettes sévères que l’on aperçoit sur quelques rares photographies avait tout pour passer inaperçue. Et cette caractéristique lui aura été fort utile, si elle ne l’a pas cultivée, pour accomplir sa mission. C’est elle en effet qui occupe les modestes fonctions d’attachée de conservation au musée du Jeu de Paume, à Paris, lorsque l’occupant nazi décide de faire de ce lieu (dès 1939) le centre de rassemblement et de tri des œuvres d’art pillées dans les propriétés des juifs promis à la déportation ou venant de fuir, voire dans les collections publiques. Là, sous l’autorité de l’idéologue du nazisme, Alfred Rosenberg, on loge un service (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg) spécialisé dans le pillage systématique et le transfert vers l’Allemagne des œuvres majeures saisies en France, Belgique et Hollande.
Le système fonctionne hors de toute hiérarchie, relevant directement d’un grand amateur d’art, le Reichsmarshall Goering, qui a certes reçu mission de pourvoir en œuvres majeures le grand musée dont rêve Hitler pour la ville de Linz, dans sa région d’origine, en Autriche, mais qui n’oublie jamais de se servir pour enrichir les collections de son « petit Versailles » de Karinhall, à soixante kilomètres de Berlin. On rassemble surtout les œuvres classiques de l’art européen, mais on ne dédaigne pas l’art moderne « dégénéré », dont on a mesuré la valeur marchande à défaut de la valeur artistique, et que l’on monnayera sur le marché de l’art contre des œuvres anciennes, avec la complicité de marchands. On fera néanmoins pour l’exemple un autodafé des peintures relevant de cette catégorie sur la terrasse des Tuileries en 1943.
Discrète, jouant en apparence un rôle de coordination administrative avec la direction des musées installée au Louvre, à deux pas, Rose Valland note tout : elle identifie les œuvres, relève les origines et les propriétaires spoliés, consigne les lots qui sont constitués et leur destination ; elle tient un véritable journal des entrées et des sorties, comme des visites de personnalités du régime et des trafiquants d’art. Elle reste dans ce rôle pendant toute la durée de l’Occupation, ce qui relève du miracle. À la Libération, les Américains du service spécialisé des armées alliées que dirige James Rorimer (Monuments, Fine Arts & Archives Officer) découvrent vite la richesse et la précision des informations que détient Rose Valland. Qui livre aussitôt les données nécessaires pour que les Alliés ne bombardent pas les dépôts et les protègent sitôt atteints par les troupes.
Mais elle gardera longtemps secrètes des données qui pourraient priver la France du rôle éminent qui est le sien, celui de la plus grande victime de la spoliation. Elle est aussitôt promue capitaine de l’armée française et suit la section de Rorimer. Elle restera en Allemagne jusqu’en 1952 ; et obtiendra, non sans de graves difficultés, tant diplomatiques (entre les états-majors des armées alliées, chacun régnant sur son territoire respectif) que techniques, le rapatriement d’environ soixante mille œuvres, dont quarante cinq mille sont restituées à leurs propriétaires ou à leurs ayants droit. Elle obtient aussi des œuvres au titre des réparations, pour l’essentiel celles qui ont été acquises sur le marché de l’art pendant l’Occupation, à des prix manifestement imposés aux vendeurs.
Sur le front de l’art
Ce qui est plus curieux, et que sans doute n’évoque pas le film de George Clooney (que nous n’avons pas pu voir avant de boucler ce numéro de L’Alpe), c’est que ces actes et cette réussite remarquable ne seront pas vraiment reconnus dans l’historiographie pourtant prolifique de la Résistance. Rose Valland a laissé un ouvrage, très incomplet, relatant son aventure (Le front de l’art, Plon 1961 et RMN 1997). Un autre film, Le train, réalisé par John Frankenheimer en 1964, avec Suzanne Flon dans le rôle de « la dame du Jeu de Paume », relate les errances du dernier convoi d’œuvres d’art en partance pour l’Allemagne, que les cheminots résistants vont empêcher de quitter la France, quelques semaines avant la Libération. Mais ces éclairages ne lui vaudront pas une véritable reconnaissance en France, hors quelques décorations, et surtout pas la reconnaissance du milieu des musées où elle a été difficilement réintégrée et occupe des fonctions subalternes, après avoir été enfin nommée conservateur en 1955.
Les musées nationaux récupèrent leurs œuvres, se voient confier celles qui ont été rapatriées sans être réclamées et celles qui ont été saisies en Allemagne au titre des réparations. Il faudra attendre une commission parlementaire sur la spoliation des biens juifs (la commission Matteoli), dans les années 1990, pour que l’on se souvienne que les œuvres sont dans les musées français, toujours en attente d’une réclamation, inscrits dans les inventaires sous le sigle MNR (musées nationaux récupération).
C’est donc dans les années 1980, peu après la mort de Rose Valland, que dans son village natal, Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs (Isère), où elle a toujours possédé une maison (celle de son père, maréchal-ferrant) et où elle est inhumée, va être créée une petite association qui se donne pour objectif de réhabiliter sa mémoire. Suivent alors des publications, des expositions et, après un travail d’influence, une officielle marque de gratitude. C’est le ministre de la culture Renaud Donnedieu de Vabres qui inaugure une plaque à son nom devant le musée du Jeu de Paume, en 2005. Puis, à la suite des polémiques sur la spoliation des biens juifs, un site Internet dévoile la base de données relatives aux collections relevant des MNR, site qui porte le nom de notre héroïne et permet de découvrir les œuvres non réclamées.
L’histoire ne semble pas être pour autant définitivement écrite, le milieu des musées instillant encore quelques doutes (que reprend sans les étayer le critique d’art Philippe Dagen : Le Monde du 16 décembre 2009) sur l’attitude de Rose Valland durant le conflit. Il est vrai que son caractère pour le moins obstiné ne lui a pas valu que des amitiés et que le monde des musées (à l’exception notable du musée de l’Homme) ne s’est pas particulièrement illustré dans la Résistance…
À lire • Frédéric Destremeau, Rose Valland : résistante pour l’art, Musée dauphinois, 2008.
• Robert M. Edsel et Bret Witter, Monuments men. Rose Valland et le commando d’experts à la recherche du plus grand trésor nazi, éditions J.-C. Lattès, 2010.
• rosevalland.eu : le site Internet de l’association La mémoire de Rose Valland, à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.
Spoliations : un changement d’orientation
L’affaire Gurlitt (du nom de ce marchand d’art de la période nazie dont mille cinq cents œuvres viennent d’être retrouvées chez son petit-fils, à Munich) rappelle que la spoliation des biens juifs est loin d’être une affaire réglée, soixante-dix ans après. En Allemagne comme en France, on conserve jusque dans des musées publics des œuvres dont on sait pertinemment qu’elles ont été pillées par les nazis et l’on se réfugie derrière l’attente d’une réclamation de la part des familles. Ce principe vient de changer en France. À l’initiative de la ministre Aurélie Filippetti, un groupe de travail a été mis en place en mars 2013 pour rechercher activement les propriétaires spoliés ou leurs héritiers. Dès les premiers mois d’activité, sept œuvres ont été restituées. Et en janvier 2014, le ministère annonçait que vingt-huit œuvres avaient pu bénéficier de l’identification de leur propriétaire et que l’on recherchait leurs héritiers. Trois œuvres viennent d’être symboliquement remises par la ministre à leurs propriétaires, au détriment des collections du musée du Louvre et du musée des Beaux-Arts de Dijon.